Par : le Bâtonnier Evens Fils.
Aujourd’hui, la désolation a atteint son paroxysme. La vie a cessé. La politique s’est tue. L’économie est en agonie. Le pays est en lambeaux. Les bandes armées font la loi et sapent les fondements de l’État. La terreur règne à Port au Prince. L’insécurité inédite est un pain quotidien qui se mange avec le thé du désespoir. Cette situation chaotique affecte l’ensemble du corps social. Les actuels dirigeants sont en déroute. Il faut incessamment trouver une solution pour sortir le pays de l’abime. Mais quelle solution ? Ici, sous le coup de l’urgence irritante, et autorisé par la liberté de ma profession, je me propose donc de jeter un regard panoramique sur les principales propositions de sortie de crise, sous un angle juridique, avec un effort de dépassement des clivages politiques, afin de faciliter les réflexions qui se sont intensifiées.
La première et la plus jeune proposition est celle du leader Moise Jean Charles, selon laquelle un conseil présidentiel assurera la transition. Elle serait composée de trois personnalités: le juge Durin Duret Junior (président du conseil), le sieur Guy Philippe (membre), la dame Françoise Saint-Vil Villier (membre).
Sans fard, ni tournure, monsieur Guy Philippe, ayant été condamné à une peine afflictive et infamante, ne peut pas codiriger un conseil présidentiel. Les dispositions législatives ne lésinent pas sur cette question. Art. 135 de la Const. Il en va de même de toute personne bénéficiant, dans les conditions actuelles, d’une double nationalité.
Quant au juge Durin Duret Junior, de sa carrière de magistrat irréprochable, deux considérations s’imposent. D’une part, il n’y a pas l’ombre de doute que ce magistrat est une valeur sur laquelle la nation peut compter. Toutefois, il doit être circonspect pour ne peut être l’instrument d’aucune alliance politique visant à protéger ceux qui sont poursuivis par la justice, ceux qui s’opposent farouchement à l’établissement d’un état de droit et aux vertus de la justice institutionnelle. Ce magistrat de carrière saura se hisser à la hauteur de la noblesse de la magistrature, appelée à s’élever au-dessus de tout soupçon, dans sa vie professionnelle, comme dans sa vie privée. Il devra s’armer du courage de se retirer de tout projet susceptible de miner sa carrière immaculée par des voix scabreuses, eu égard aux dernières sagas qui ont bouleversé la communauté judiciaire, durant les cinq dernières années. S’il entend, exceptionnellement, dans un élan d’intérêt général, servir son pays, les conditions doivent être discutées préalablement et s’accorder minutieusement à la dimension de sa fonction. D’autre part, de deux choses l’une ! Sa démission, aux effets irréversibles, devra précéder toute action politique et ce, en vertu de l’art. 5 de la loi de 2007 portant statut de la magistrature.
Par ailleurs, on ne peut pas construire une société sur la violence et l’impunité. Le chaos n’est jamais une alternative responsable. Il engloutit même ses artisans. Toute considération sociojuridique sera assujettie au principe de la reddition de compte. Les droits des victimes doivent être protégés par la recherche de la vérité, la réparation et l’imputation des responsabilités. Chacun devra rendre compte de ses forfaits, moi le premier.
La deuxième proposition renvoie à la Cour de Cassation. Si toutes les démarches sont entreprises dans la transparence, sans artifices ténébreux, cette proposition revêt un avantage crucial. Au milieu de l’arène politique peu productif, il y a lieu de retrouver de nouveaux acteurs affranchis des velléités politiques traditionnelles notamment le maintien du pouvoir sans alternance et le clanisme. Des hommes tissés, durant toute leur vie, des valeurs de neutralité et d’équité, pour faciliter le retour à l’ordre constitutionnel, s’avèrent nécessaire.
Toutefois, il y a lieu de préciser que la Constitution de 1987, amendée en 2011, ne prescrit pas le recours à la Cour de Cassation, comme une alternative politique, en cas d’absence du Président de la République. Cette disposition, présente dans la Constitution de 1987, qui a conduit à la présidence des magistrats Ertha Pascal-Trouillot et Boniface Alexandre, a été abrogée par l’amendement constitutionnel de 2011. Donc, cette démarche n’est pas constitutionnelle, mais elle est historique, raisonnable et considérable.
La troisième proposition regroupe les différents accords dont le prépondérant est celui de l’accord de Montana qui, à bien des égards, rassemble une frange importante de la vie nationale. En tant que véritable instrument politique alternatif de gestion de conflit, outre celui de l’actuel gouvernement de fait, il existe deux versions principales des accords, assorties d’un gouvernement consensuel : un président de la république ; un collège présidentiel. Ce qui est fondamental à retenir, c’est que les deux versions des accords reconnaissent l’autorité d’une présidence, qu’elle soit composée d’une personne unique ou de plusieurs. Dans ce cas, les parties devront s’intéresser à combiner les diverses propositions des personnalités qui devront composer l’autorité présidentielle. L’on admettra les points communs. Quant aux divergences, non dénouées par les débats, on désignera trois arbitres pour trancher définitivement sur la question des derniers choix, issus de toutes les propositions confondues, sans exclusion aucune. Dans ce cas, les dispositions relatives à l’arbitrage prescrites au Code de Procédure civile en ses articles 955 et suiv. seront d’application.
Au demeurant, j’exhorte chaque juriste à la prudence lorsque vient le moment de crier : « illégal, inconstitutionnel », en référence à la vie nationale qui se trouve actuellement dans un imbroglio juridique. Soyons circonspect pour que nos propositions ne soient pas entachées de nos propres critiques. Évitons de faire de nos intérêts l’emblème de la raison que les circonstances altèrent. A l’état actuel des choses, des dispositions constitutionnelles sont inapplicables. Pour retourner à l’ordre constitutionnel, il est mathématiquement obligatoire de recourir à des considérations juridiques non constitutionnelles, mais fidèles aux valeurs et traditions juridiques. La nouvelle transition n’aura aucune base constitutionnelle et c’est celle qui engendrera le nouveau gouvernement constitutionnellement élu. Pour une fois, soyons cohérents dans nos envolées oratoires.
A présent, jurons pour que le pays ne se retrouve plus jamais dans ce spectre d’illégalité destructeur. Établissons les balises, prévoyons les sanctions et faisons nôtres les valeurs constitutionnelles jusqu’à ce qu’un jour nous changions, parce que nous voulons changer et non parce que les circonstances nous imposent un changement.
Fort de tout ce qui précède, quelle que soit la proposition qui aura été retenue, la transition en Haïti doit être gouvernée par de nouvelles règles. Le pouvoir public obéit à des lois naturelles et celles-ci dérivent de la nature des êtres et des évènements.
Sous ce rapport, il ne faut pas que nous reproduisions les erreurs du passé pour obtenir les mêmes résultats catastrophiques. Il faut appliquer des solutions adéquates et préconiser les institutions, au lieu des hommes. Pour mettre fin au spiral des accords abusifs au détriment de la Constitution, voici les sept (7) conditions de conclusion d’un accord de transition politique viable, au regard des valeurs prônées par la législation haïtienne.
1. (Reddition de compte) Au préalable, il faut un processus viable de reddition de comptes. A l’instar d’un nouveau directeur d’une banque en faillite, personne ne peut redémarrer le pays, sans l’examen minutieux des comptes, des états financiers et l’imputation des responsabilités. Le droit à l’information publique, consacré par l’article 19 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et l’article 1757 du Code civil, est un droit fondamental et un préalable à toute politique publique saine.
2. (Représentativité de l’accord). La majorité des acteurs clés de la vie nationale doit être suffisamment représentée, les régions reculées et les classes marginalisées, aussi. C’est une condition élémentaire de légitimité d’un accord, outre la personnalité des acteurs, les moyens et le but poursuivi.
3. (Feuille de route), conditions d’application et de résiliation, avec des objectifs particuliers et précis (affaires courantes, sécurité, élections) ;
4. (Échéancier non négociable). Aucun délai de transition ne saurait être prorogé ;
5. (Contrôle et évaluation), pendant et après, assorti de sanction des résultats et imputation des responsabilités, sur fond de lutte contre la corruption.
6. Des principes directeurs :
a. Le principe de la continuité des services publics et des engagements antécédents ;
b. Le principe de non-exception à une exception ;
c. Le principe de légalité et des formalités impossibles ;
d. Le respect des droits des victimes (vérité, réparation, imputation, considération)
e. La démocratie directe pour toute question nationale/souveraine non prévue par l’objectif particulier.
7. (Autorité administrative) Instance suprême pour trancher souverainement, sans voie de recours, les questions litigieuses des pouvoirs de la transition.
En définitive, il y a urgence de mutualiser nos ressources et de conjuguer nos efforts afin d’infléchir une solution. L’actuel gouvernement étant vraisemblablement désagrégé. Pour cela, combinons toutes les principales propositions en vue d’accoucher d’un gouvernement bicéphale (collège présidentiel réellement investi des prérogatives présidentielles et un gouvernement consensuel), résultant à la création d’un Conseil Électoral Provisoire, ayant pour taches spécifiques la révision du système électoral et le renouvellement du personnel politique. La sécurité demeure une question préjudicielle prépondérante. L’arbitrage départagera les opinions. Au fait, il ne suffit pas de faire quelque chose, mais il faut le faire bien. La chose publique appartient à tous. Elle n’est à personne indistinctement. Il ne peut y avoir ni perdant, ni gagnant, si la République résiste et se relève. Du reste, si quelqu’un croit avoir raison, tandis que la barque nationale s’enfonce dans l’océan, nous mourrons tous avec notre intelligence supérieure, notre richesse, nos connaissances livresques. Car seul le résultat compte. Que pour un sursaut national, dans l’intérêt général, chaque citoyen s’engage et se responsabilise.
Explosioninfo Médias/Actualités
Port-au-Prince, le 7 mars 2024
Bâtonnier Evens Fils.